La devise québécoise «Je me souviens» (2024)

par Deschênes, Gaston

Il fut un temps, au milieu du XXesiècle,où les écoliers québécois terminaient le «salut au drapeau»hebdomadaire par un vibrant «Je me souviens!» À cette époque, legouvernement du Québec identifiait ses édifices, ses messages et sespublications avec ses armoiries où les citoyens retrouvaient la même devise. LaRévolution tranquille a fait disparaître le «salut» et, dans sonprogramme d'identité visuelle, l'État québécois a remplacé les armoiries par lafleur de lis (puis par un fleurdelisé miniature), mais la devise a connu sarevanche en 1978 lorsque le gouvernement Lévesque l'a fait inscrire sur lesplaques d'immatriculation québécoises pour remplacer le slogan publicitaire La belle province. Les Québécois ontainsi leur devise sous les yeux quotidiennement... même s'ils en ignorent souventl'origine et la signification.

Article available in English : The Motto of Quebec: “Je me souviens”

Un patrimoine oublié

Le changement de message sur les plaques d'immatriculation se fit sansdébat public à la fin des années 1970, comme s'il allait de soi, mais plusieursQuébécois se demandèrent sur quoi devaient porter leurs souvenirs. Un voxpop du journal Montréal Star révéla que les Montréalais avaient desinterprétations très variées: la conquête, une réponse au rapport Durhamet même la victoire du Parti québécois en 1976... En ne fournissant pasdocumentation officielle sur la devise, le gouvernement contribua certainementà cette confusion. Qui se souvenait des origines de cette devise et du contextedans lequel elle est apparue, vers 1885, au fronton de l'Hôtel du Parlement deQuébec? C'est pourtant là qu'on en trouve la signification.

Les origines de la devise

C'est Eugène-Étienne Taché, l'architecte de cet édifice, qui a créé ladevise du Québec. Taché était le fils d'un ancien premier ministre duCanada-Uni, Étienne-Paschal, leader patriote régional en 1837 et néanmoins pèrede la Confédération. Arpenteur de formation, sous-ministre des Terres de laCouronne, Taché était un homme d'une grande culture qui se passionnait pourl'architecture. Il avait impressionné ses concitoyens et les autoritésgouvernementales en concevant une série d'arcs de triomphe pour le bicentenairedu diocèse de Québec et, aussi étonnant que cela puisse paraître pour unautodidacte, il obtint le mandat de préparer les plans d'un nouvel Hôtel duParlement.

Taché s'inspira de l'architecture du Louvre, et particulièrement del'agrandissem*nt de cet édifice (1852-1857) qui deviendra le modèle parexcellence du style Second Empire. Le Louvre l'inspira aussi comme palais civiloù la statuaire développe un thématique laïque. Lorsqu'il proposa de consacrerla façade de l'Hôtel du Parlement à la mémoire des grands personnages del'histoire nationale, il se trouva en communauté de pensée avec les autoritésgouvernementales qui souhaitaient affermir l'identité du Québec en s'appuyantsur l'ancienneté de la société québécoise et son statut de nation fondatrice.Ainsi, lors de la pose de la première pierre de la façade, en 1884, lelieutenant-gouverneur Théodore Robitaille proposa cette réponse à ceux qui sedemandaient si la population québécoise était attachée à ses institutions et àson autonomie: «Allez visiter les édifices publics qu'elle aconstruits dans sa capitale, et vous verrez qu'elle entend conserver ce selfgovernment qu'elle a conquis après un siècle de luttes et decombats».

Pour orner l'entrée principale, Eugène-Étienne Taché a choisi d'utiliserles armes octroyées à la province par la reine Victoria en 1868, auxquelles ilajouta une devise de son cru, Je me souviens. Tout simplement. Ses plansfurent acceptés par le gouvernement, annexés au contrat de construction signéen 1883 et réalisés.

Il a été impossible de trouver le moindre texte où Taché aurait expliquél'origine et la signification du Je me souviens et on peut penser qu'iln'en a pas senti le besoin, tellement le message qu'il voulait transmettreétait simple et la signification de sa devise, évidente quand on la replacedans son contexte. Dans un mémoire qu'il adressait au sous-ministre des Travauxpublics en avril 1883, Taché donnait un aperçu de «l'ensemble dessouvenirs» qu'il voulait évoquer dans la décoration de la façade de l'Hôtel du Parlement. Ce passage nelaisse pas de doutes sur le sens du Je me souviens. Taché voulait faire un Panthéon à la mémoire des héros del'histoire du Québec et sa devise invite les Québécois à se souvenir.

La signification de la devise

Apparue discrètement dans la façade, la devise est devenue partieintégrante des armoiries du Québec dès la fin du XIXe siècle (legouvernement ne prenant pas la peine de demander l'autorisation royale) etc'est par simple décret gouvernemental qu'elle est entrée formellement dans ladescription héraldique des armoiries en 1939.

Dès la fin du XIXe siècle, les Québécois avaient adopté ladevise de Taché, comme en témoigne par exemple un discours prononcé en 1895 parThomas Chapais, historien, conseiller législatif et ministre:

«laprovince de Québec a une devise dont elle est fière et qu'elle aime à graver aufronton de ses monuments et de ses palais. Cette devise n'a que troismots: «Je me souviens»; mais ces trois mots, dans leursimple laconisme, valent le plus éloquent discours. Oui, nous nous souvenons.Nous nous souvenons du passé et de ses leçons, du passé et de ses malheurs, dupassé et de ses gloires.»

On ne trouve aucun débat public sur cette devise et les contemporains deTaché ne se posaient pas de question sur sa signification. Jusqu'aux années1970, les interprétations sont constantes dans la documentation consultée surle sujet, même si l'État n'en a jamais donné d'interprétation officielle. CommeChapais, plusieurs auteurs évoquent le souvenir de l'histoire en général. AuCanada anglais, on ne voit pas les choses différemment: «[the]ancient lineage, traditions and memories of all the past» (Associationdes arpenteurs ontariens, 1934) ou «the glory of the Ancien Régime»(NOTE 1).

L'autre devise

Or, après l'introduction du Je me souviens sur les plaquesd'immatriculation, une interprétation qui circulait déjà de bouche à oreilledans certains milieux s'est répandue, vraisemblablement amplifiée par unelettre ouverte publiée par une petite-fille de Taché dans le Montréal Star en1978. L'auteure de cette lettre prétendait que Je me souviens était ledébut d'une devise plus longue:

«Je me souviens/Que né sous le lys/Je croîs sous larose.
I remember/That born under the lily/I grow under the rose.»

Cette interprétation s'est ensuite frayé un chemin dans au moins undictionnaire de citations (le Colombo'sCanadian Quotations), dansdes banques d'information gouvernementales et, surtout, dans les médiasanglophones. Des journalistes du Globe et de la Gazette ne sesont pas privés pour en exploiter le sens politique et ironiser sur des plaquesd'immatriculation qui rappelleraient aux Québécois «that they hadflourished under the rose of England»!

Or, il est maintenant clairement établi que le «poème» d'oùviendrait cette «devise complète» n'existe pas et qu'il s'agit enfait de deux devises distinctes imaginées par la même personne. Taché aconçu la seconde (qui se lisait plus précisément Née dans les lis, jegrandis dans les roses/Born in the lilies, I grow in the roses) pour unmonument qui n'a finalement pas été construit et il l'a ensuite utilisée sur lamédaille du tricentenaire de Québec en 1908.

Le témoin le plus intéressant sur ce sujet est David Ross McCord(1844-1930) qui a commenté les deux devises dans son Historical Notebookvers 1900.

«Howevermistaken may be the looking towards France as a desintegrating factor operatingagainst the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no onecan gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché's words «Je mesouviens». He and Siméon Lesage have done more than any two otherCanadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Tachénot also the author of the other motto – the sentiment of which we will alldrink a toast «Née dans les lis, je croîs dans les roses». There isno desintegration there (NOTE 2).»

Le témoignage du fondateur du Musée McCord prouve hors de tout doutequ'il s'agit bien de deux devises distinctes qui n'ont, de plus, pas du tout lemême sens. Comment expliquer alors qu'elles aient pu être réunies, quelque partentre 1900 et 1978, et propager dans la population une interprétation qui necorrespond pas aux intentions de Taché? Mystère.

Une devise simple, inclusive

L'histoire de la devise du Québec était pourtant d'une remarquablesimplicité. Elle est née d'une initiative individuelle de l'architecte del'Hôtel du Parlement et elle invitait simplement les Québécois de toutesorigines à se souvenir de leur histoire. Ceux qui ont voulu lui donner un sensrevanchard ou s'en servir dans le débat constitutionnel ignoraient sûrementqu'elle avait été inscrite sur la façade de l'Hôtel du Parlement, sous lespieds des statues de Montcalm et de Wolfe!

Gaston Deschênes, historien

NOTES

1. John Robert Colombo, Colombo's Canadian Quotations, 1re éd., Edmonton, Hurtig, 1974, p. 572.

2. Traduction: «Sentiment français auCanada – Aussi mal avisé que soit cet attachement à la France comme facteur dedésintégration jouant contre l'unité nationale – c'est peut-être pardonnable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du “Je me souviens”d'Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pourune architecture de qualité dans la province [de Québec]. D'ailleurs, Tachén'est-il pas aussi l'auteur de l'autre devise, “Née dans les lis, je croîs dansles roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n'y a rien là pourfavoriser la désunion.»

Bibliographie

Albert,Madeleine, et Gaston Deschênes, «Une devise centenaire: “Je mesouviens” », Bulletin de laBibliothèque de l'Assemblée nationale, vol. 14, no 2, avril 1984, p. 21-30.

Deschênes, Gaston, «La devise Je me souviens», Le Parlement de Québec : histoire, anecdoteset légendes, Sainte-Foy (Qc), Éditions MultiMondes,2005, p. 300-315.

Deschênes, Gaston, «Le sens original de la devise du Québec:commentaire sur l'analyse de Jacques Rouillard», Bulletin d'histoirepolitique, vol. 14, no 2, hiver 2006, p. 257-261.

Deschênes, Gaston, «Un derniercommentaire sur la devise du Québec?», Bulletin d'histoirepolitique, vol. 16, no 1, automne 2007, p. 325-326.

Rouillard, Jacques, «L'énigme de la devise du Québec : à quelsouvenir fait-elle référence? », Bulletin d'histoire politique, vol. 13, no 2, hiver 2005, p. 127-145.

Rouillard, Jacques, «Réplique à Gaston Deschênes: la devise duQuébec», Bulletin d'histoire politique, vol. 15, no 2, hiver 2007, p. 233-237.

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